Nouveaux programmes
Quelques extraits d'un très intéressant article du didacticien R. Brissiaud sur le site du Café Pédagogique :
[...] Le préambule du projet de programmes en mathématiques insiste sur la liberté pédagogique qui serait laissée aux professeurs des écoles mais, dans le même temps, ces programmes sont détaillés par niveaux de classes alors qu’ils l’étaient auparavant par cycles. Si ce projet était entériné, cela aurait évidemment des répercussions importantes sur les pratiques pédagogiques.
Jusqu’ici, par exemple, les enseignants de CP n’abordaient qu’avec beaucoup de prudence le calcul posé en colonnes de l’addition et ils n’abordaient pas du tout celui de la soustraction à ce niveau de la scolarité. Le calcul d’une soustraction en colonnes n’était pas abordé avant le CE1. Dorénavant, les élèves devront « apprendre et utiliser une technique de l’addition et de la soustraction » dès le CP. L’évolution n’est pas mineure : dans les programmes qui étaient en vigueur avant avril 2007 (il y a moins d’un an !), c’est seulement au CM2 qu’il était recommandé d’« utiliser » une technique de la soustraction en colonnes. [...]
Le plus inquiétant est évidemment qu’on n’a plus affaire, comme en 2002, à des « éléments d’aide à la programmation » dont il était explicitement dit qu’ils n’avaient aucun caractère d’obligation. En profitant de cet espace de liberté pédagogique, la quasi-totalité des professeurs des écoles enseignent aujourd’hui la soustraction et la division plus précocement que cela était préconisé en 2002. Ils ont profité de leur liberté pédagogique pour préserver un certain équilibre dans leur enseignement. Aujourd’hui, la situation est bien plus complexe. Le ministre fournit des « progressions indicatives » pour chaque classe. Le mot « indicatif » est plutôt rassurant mais il faut faire attention : le dispositif est couplé avec une évaluation se situant vers le milieu de l’année. Il sera très facile, en jouant sur le contenu de l’évaluation (au milieu du CE1 notamment), de s’assurer de l’enseignement effectif de ce que ce les textes recommandent d’enseigner à titre indicatif l’année précédente. [...]
Le projet de programmes qui nous est proposé met fortement l’accent sur le calcul posé en colonnes. Les techniques de l’addition et de la soustraction en colonnes devront être enseignées dès le CP. Or, le calcul mental et le calcul posé de l’addition et de la soustraction ne relèvent pas du tout de la même logique.[...]
Lorsqu’on cherche les raisons qui ont pu conduire les rédacteurs du projet à mettre l’accent sur un enseignement précoce des techniques en colonnes, l’une d’elles vient immédiatement à l’esprit : lorsqu’un élève calcule une addition ou une soustraction en colonnes, il est conduit à utiliser plusieurs additions ou soustractions élémentaires (8 + 6, 9 – 3…). Il les utilise pour les unités d’abord, puis pour les dizaines, les centaines… Peut-être les rédacteurs du projet pensent-ils que cet exercice joue un rôle crucial dans la mémorisation de ces relations numériques. En effet, le projet met fortement l’accent sur ces mémorisations. [...] On remarquera d’ailleurs que jamais l’école française n’a fait réciter des tables d’addition comme elle l’a fait des tables de multiplication (et comme elle continue, la plupart du temps, à le faire). [...]
Le projet de programmes a tort de s’exprimer mot pour mot à l’identique concernant la mémorisation des additions et des multiplications élémentaires, il masque aux enseignants les véritables conditions de la mémorisation. Ses rédacteurs parlent de tables d’addition mais ils oublient de parler des stratégies de calcul pensé, ils ne mettent pas l’accent sur ce qui est crucial pour la mémorisation des additions élémentaires. [...]
Dans le préambule du projet concernant les mathématiques, on lit que : « la première maîtrise des opérations est nécessaire pour la résolution de problèmes ». Une telle phrase est potentiellement lourde de conséquences car elle peut conduire au retour d’une conception de la résolution de problèmes totalement dépassée pour des raisons scientifiques et pédagogiques. [...]
La recherche scientifique a mis en évidence divers moyens de développer les compétences en calcul mental et en résolution de problèmes, c’est-à-dire de réduire l’échec scolaire. Le projet de programmes leur tourne le dos. Une question se pose : d’où vient ce projet ? Qu’est-ce qui a guidé ses rédacteurs ?
Le ministre affirme qu’avec ces nouveaux programmes, il s’agirait de redonner de l’ambition à l’enseignement à l’école. Mais le reproche inverse peut être fait au projet, celui de « manquer d’ambition ». [...]
Lorsqu’on l’examine à l’aune des connaissances scientifiques
disponibles et des pratiques effectives dans les classes, on a envie de
dire que le projet de programmes Darcos incite à une précocité
dangereuse dans certains cas et qu’il incite à un manque d’ambition
dangereux dans d’autres.
À l’évidence, la logique qui a guidé les rédacteurs du projet est la
suivante: ils pensent qu’il faudrait d’abord faire apprendre par cœur
les tables aux enfants, ensuite exercer les opérations en colonnes (en
augmentant progressivement le nombre de chiffres) et enfin résoudre des
problèmes. C’est une conception antédiluvienne de la pédagogie des
mathématiques ! [...]
Il faut être clair : dans son état, l’existence même d’un tel projet est une sorte d’insulte au professionnalisme des enseignants. Plus de cent ans de progrès en pédagogie des mathématiques à l’école se trouvent rayés d’un trait de plume. Un des premiers jalons de ce progrès est la critique, avec les instructions officielles de 1923, de l’usage de la méthode concentrique :
« …si l'on veut que l'élève travaille avec joie et avec profit, il faut lui éviter la monotonie des redites, le dégoût du déjà vu. Il ne faut pas croire que la mémoire retienne volontiers ce qui est répété "à satiété" ; au contraire, l'enfant a l'illusion de savoir ce que, dans les révisions, il reconnaît au passage et il ne fait aucun effort pour le conserver. Si vous tourniez toujours dans le même cercle, ou même dans des cercles concentriques, auriez-vous du plaisir à marcher ? Donnez donc à votre élève l'impression qu'il avance, qu'il progresse, qu'il découvre du pays nouveau. À la méthode concentrique préférez la méthode progressive. »
Parmi les principaux jalons suivants, on peut citer la critique du verbalisme, grâce aux travaux de Piaget notamment, puis, grâce à la psychologie cognitive et à la didactique, la découverte du fait que les enfants peuvent résoudre certains problèmes arithmétiques avant tout enseignement des opérations et, plus récemment, l’élucidation des conditions de l’automatisation. Tout se passe comme si ces progrès n’avaient jamais existé. [...]
Dans un avenir proche, beaucoup se jouera sur la part de liberté pédagogique que nous arriverons à préserver. Le ministre se veut le chantre de la liberté pédagogique pour une meilleure réussite scolaire ? Chiche ! Qu’il commence par ne pas biaiser les conditions d’exercice de cette liberté en imposant précocement certains enseignements qui, presque assurément, créeront de l’échec scolaire (la soustraction en colonnes et les tables de multiplication par 2 et 5 au CP, la technique de la division par 2 et 5 en CE1…). Si la liberté pédagogique est préservée, on verra bien vite qu’entre des élèves bénéficiant d’une pédagogie qui s’inspire des connaissances scientifiques disponibles et des élèves dont les maîtres sont seulement motivés par une profonde nostalgie du passé, il n’y a pas photo !